• Post category:Actualités
You are currently viewing Le temps de trajet : artifice du législateur, logique de compensation et travail effectif

Le contrat de travail repose sur la réunion de trois éléments : un travail, une rémunération et une relation qui s’inscrit dans le cadre d’un lien de subordination juridique. Cette subordination, qui distingue le contrat de travail d’une foule d’autres contrats, reconnait à l’employeur le pouvoir juridique de donner des ordres et des instructions au salarié, de contrôler son travail et de sanctionner ses manquements.  

A une époque où l’on vante l’autonomie du salarié ou sa polyvalence, il semble presque anachronique de rappeler que le salariat est construit sur un rapport de pouvoir, inégalitaire par nature. C’est pourtant un élément fondamental du statut du salarié qui éclaire la nécessité de mieux distinguer les frontières du temps de travail.  

Le droit de la durée du travail est fondé sur une séparation entre le temps du travail, le temps de la subordination, et le temps de la liberté, le temps de la vie personnelle où l’on peut « vaquer » comme le dit l’article L.3121-1 du Code du travail. 

Or, l’on observe depuis longtemps l’émergence et le renforcement de différents mécanismes qui permettent à l’employeur de préempter le temps libre du salarié… sans le considérer, ni le rémunérer, comme du « vrai » temps de travail. C’est le cas de l’astreinte évidemment, mais c’est également le cas des trajets qui occupent les présentes lignes.   

Le cas des trajets effectués par les salariés itinérants pour se rendre chez leur premier client et pour rentrer de leur dernière visite a fait l’objet d’une actualité brulante en jurisprudence ces derniers mois.  

Pour autant, l’apport des différents arrêts de la Cour de cassation n’est pas toujours très bien compris. L’occasion est saisie de faire le point sur cette actualité, en rappelant au préalable le fonctionnement des dispositions légales applicables aux trajets.   

Les trajets professionnels, une notion à géométrie variable 

Le temps de travail est défini comme le temps “pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles” (art. L.3121-1 C. trav.).  

Intuitivement, le temps consacré aux trajets qu’un salarié accomplit pour les besoins de son travail pourrait être considéré comme du temps de travail puisque chaque trajet est réalisé dans le but de travailler, pour se conformer à l’organisation définie par l’employeur et répondre favorablement à ses instructions, alors que le salarié ne peut a priori pas dédier ce temps à ses occupations personnelles.  

Pourtant, l’article L.3121-4 du Code du travail régit les trajets du travailleur de manière spéciale, en vue de les expulser de la catégorie du temps de travail. Cela a évidemment une incidence sur leur rémunération…  

En dehors du trajet basique du domicile vers le travail, lorsque celui-ci s’exécute dans un lieu fixe (bureau, usine…), dont on comprend qu’il puisse être exclu puisque l’employeur est alors tributaire du choix du lieu de son domicile par le salarié, la complexité viendra du nuancier des situations possibles, appelant des solutions différentes.  

En effet, tous les trajets ne sont pas traités de la même manière.  

Cet article distingue d’une part, le temps du trajet nécessaire pour se rendre sur le lieu d’exécution du travail qui n’est pas considéré comme du temps de travail effectif et n’est pas rémunéré comme tel et d’autre part, le temps de trajet coïncidant avec l’horaire de travail qui n’entraine aucune perte de salaire.  

Donc, si le déplacement est exécuté pendant les horaires de travail (client A-Client B), il s’y intègre et reste rémunéré normalement.  

Mais le premier et le dernier trajet, du domicile au travail puis du travail au domicile, sont exclus de la notion de temps de travail. 

Ils ne constituent pas un temps de travail effectif. Ces temps de déplacement professionnel n’entrent donc pas dans le décompte de la durée du travail, en particulier pour l’application de la législation sur les heures supplémentaires ou pour le calcul des durées quotidienne et hebdomadaire maximales de travail (Cass. soc. 30 mai 2018, n° 16-20.634).  

Pour un salarié qui travaille dans un lieu déterminé, nous comprenons que ses trajets domicile-travail ne sont pas comptabilisés. Mais, s’il était amené à devoir visiter un client pendant sa journée de travail, alors le temps consacré au déplacement serait payé normalement.  

Les déplacements hors du lieu habituel de travail 

Introduisons maintenant une première complexité, le déplacement du salarié vers un autre lieu que celui où il travaille habituellement.  

Dans ce cas, l’article L.3121-4 du Code du travail prévoit que si ce temps de déplacement excède le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une compensation sous forme de repos ou sous forme financière. Si une part de ce trajet coïncidait avec l’horaire de travail, cela n’entrainerait aucune perte de salaire comme indiqué précédemment pour le déplacement pendant la journée de travail.  

Prenons un exemple :  

Un salarié habite dans le centre de Lyon à 15 minutes des bureaux où il travaille habituellement. Il commence ses journées de travail à 9 heures.  

Il doit visiter un client à Marseille. Il a rendez-vous à 9 heures. Le trajet en train dure environ 1h45.  

Nous retranchons les 15 minutes de trajet habituel, il reste 1h30 de trajet qui doivent faire l’objet d’une “compensation”. Comment est-elle déterminée ?  

Selon le second alinéa de l’article L.3121-7 du Code du travail, elle est déterminée par un accord d’entreprise ou, à défaut, par une convention collective de branche. L’accord d’entreprise est donc prioritaire sur la convention de branche, ce qui est devenu fréquent à la suite de la loi “El Khomri” du 8 août 2016, en particulier sur les questions relatives à la durée du travail. En l’absence d’accord, la contrepartie est définie par l’employeur après consultation du CSE (art. L.3121-8 C.trav.).  

Si aucune contrepartie n’était fixée, alors le juge pourrait être saisi afin de déterminer son montant sans pouvoir aller jusqu’à assimiler les temps de déplacement à un temps de travail effectif (Cass. Soc. 14 novembre 2012, n° 11-18.571). Il faut retenir que l’employeur n’est pas tenu de verser une contrepartie qui se situe à la hauteur du taux horaire des intéressés. Le montant est relativement libre et il appartient aux parties de le définir. L’employeur se trouve néanmoins en position de force du fait de sa position de dernier recours. Si les négociations échouent, il a la mainmise sur la fixation de la compensation.  

Le cas des salariés itinérants et la règle de compensation 

Évoquons maintenant un cas plus difficile encore, celui des salariés itinérants qui n’ont pas, par définition de lieu habituel de travail.  

Il faut distinguer deux temps de raisonnement :  

  • Comment appliquer la règle relative à la compensation du temps de déplacement aux salariés itinérants ?  
  • Quelle est la frontière entre temps de trajet et travail effectif ? Existe-t-il une limite à partir de laquelle le temps consacré au déplacement vers un lieu de mission devient du temps de travail.  

Il faut bien comprendre la différence entre les deux : dans le premier cas, nous cherchons à savoir comment appliquer l’article L.3121-4 du Code du travail et le droit à compensation envisagé plus haut ; dans le second cas, nous cherchons à l’écarter pour que le salarié soit rémunéré à hauteur d’un temps de travail effectif.  

Quid de l’application des règles de compensation des temps de déplacement aux salariés itinérants ?  

La loi dispose, par principe, que le temps de déplacement entre le domicile et le lieu de mission n’est pas du temps de travail effectif et n’est donc pas rémunéré comme tel (art. L3121-4 C.trav.) 

Si le temps de déplacement dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le « lieu habituel de travail », il doit faire l’objet d’une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière déterminée par convention ou accord collectif ou, à défaut, par décision unilatérale de l’employeur prise après consultation du CSE. 

Ce temps est donc « compensé » sans être considéré comme du travail effectif.  

Cependant, la loi ne règle pas clairement le problème pour les salariés qui n’ont pas de « lieu habituel de travail » comme les salariés itinérants,c’est-à-dire le salarié dont le lieu d’exécution du travail varie au gré des missions (clients, chantier, formation, …) et qui ne se rendent qu’exceptionnellement, voire jamais, dans l’entreprise. 

La jurisprudence tend à considérer que c’est l’agence/l’établissement de rattachement qui fait alors office de « lieu habituel de travail » même lorsqu’ils n’y travaillent pas dans les faits (Cass. soc. 30 mars 2022, n° 20-15.022). L’objectif est de fixer un lieu pour pouvoir appliquer l’article L.3121-4 et faire bénéficier les intéressés de la disposition qui prévoit une contrepartie.  

Dans l’affaire jugée en 2022, l’employeur tentait d’argumenter sur le fait que leur trajet habituel était constitué par le trajet domicile-client pour échapper à l’application de cette règle. Ce sont les juges, au regard des circonstances de l’affaire, qui ont fixé le lieu de travail habituel à l’agence de rattachement. Dès lors, il faut prendre pour référence le temps de trajet qui sépare le domicile du salarié de son lieu de rattachement administratif, même s’il ne s’y rend jamais, puis mesurer ses déplacements à l’aune de cet étalon. Si leur durée excède le temps de référence, alors le salarié a le droit à la compensation prévue par accord ou par la décision unilatérale de l’employeur.  

Notez qu’à notre sens, un employeur qui rattacherait sciemment un salarié à un lieu très éloigné de son domicile, pour écarter ou réduire les compensations, pourrait voir sa manœuvre contestée car frauduleuse.  

Toutefois, cette solution n’a pas d’incidence sur la qualification de temps de trajet/temps de travail. Elle ne permet que d’appliquer les compensations visées précédemment.  

Le cas des itinérants et le retour de la notion de travail effectif 

Pour que les trajets puissent entrer dans la catégorie « temps de travail », il faut remplir des conditions supplémentaires et, en résumer, montrer que le salarié est déjà en situation de travail. Il s’agit d’un raisonnement d’une autre densité qui suit une histoire à plusieurs niveaux.  

  • Au niveau Européen,  

Un arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) a modifié le paysage en 2015. Elle pourrait conduire, si le législateur français voulait bien se conformer aux engagements internationaux de la France, à une réforme de l’article L.3121-4 du Code du travail qui organise l’exclusion d’une partie des trajets de la notion de temps de travail (CJUE, 3e ch., 10 sept. 2015, aff. C-266/14, Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones obreras).  

Dans cette affaire, une entreprise espagnole a pour activité d’’installer et d’assurer la maintenance de systèmes de sécurité pour les particuliers et les entreprises, emploie des techniciens affectés sur des zones géographiques déterminées. Ces techniciens se déplaçaient sur les lieux de dépannage grâce à une voiture de fonction. Le siège de l’entreprise, situé à Madrid, organisait chaque jour leurs feuilles de route pour le lendemain, en fixant les horaires des rendez-vous avec les clients. L’entreprise avait refusé de comptabiliser comme temps de travail les temps de déplacements domicile/1er client, ainsi que le trajet dernier client/domicile. 

Or, l’article 2 de la directive 2003/88/CE définit le temps de travail comme « toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales ». 

Appliquant strictement cette définition, la CJUE a pu considérer que le temps de déplacement des salariés itinérants entre leur domicile et les sites du premier et du dernier client de la journée doit être comptabilisé comme du temps de travail dans la mesure où les salariés n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel. 

Pour des raisons qui sont liées à la technique de transposition du droit européen au droit français, cette solution ne peut pas être directement invoquée devant un juge français dans un litige opposant un salarié et son employeur.  

Cela n’a toutefois pas empêché la situation d’évoluer.  

  • Au niveau Français,  

Depuis quelques années, la Cour de cassation a fait évoluer sa jurisprudence concernant le déplacement des salariés itinérants entre leur domicile et les sites de leur premier et dernier client.  

En 2020 (Cass. soc., 03 juin 2020, n°18-16.920), la chambre sociale de la Cour de cassation a qualifié de temps de travail effectif le temps de trajet d’un salarié entre son domicile et les locaux du client de son employeur car le salarié utilisait un véhicule professionnel qui contenait parfois des colis appartenant à ce client. 

En novembre 2022 (Cass. soc., 23 nov. 2022, n° 20-21.924) la chambre sociale de la Cour de cassation avait qualifié de temps de travail effectif le temps de trajet d’un salarié entre son domicile et les sites des premier et dernier client car le salarié était à la disposition de l’employeur et ne pouvait pas vaquer librement à ses occupations durant ces trajets. Les juges ont notamment relevé que, pendant les déplacements, le salarié fixait des rendez-vous, appelait et répondait à des clients et à son directeur commercial. De ce fait, la Cour a jugé que le salarié se conformait aux directives de l’employeur, ce qui répond à la définition du temps de travail effectif devant être rémunéré selon l’article L.3121-1 du Code du travail (voir également : Cass. soc., 01 mars 2023, n° 21-12.068). 

Il faut identifier les éléments qui permettent de montrer que le salarié est concrètement en situation de travail, entrainant la requalification des temps de déplacement en temps de travail effectif (Cass. soc. 7 juin 2023 n° 21-22.445). 

Ce n’est pas le cas lorsque (Cass. soc. 25 oct. 2023 n° 20-22.800) :  

  • Le salarié restait libre de vaquer à des occupations personnelles avant son premier rendez-vous et après le dernier et il ne pouvait arguer de l’existence de soirées étapes imposées par l’employeur au-delà d’une certaine distance, dès lors qu’il pouvait les choisir et que cette prescription n’avait pas pour objet ni pour conséquence de le maintenir à disposition de l’employeur mais d’éviter de trop longs trajets ; 
  • Un interrupteur « vie privée » sur le véhicule de service lui permettait de désactiver la géolocalisation ; 
  • Le salarié ne caractérisait pas l’importance effective des tâches administratives accomplies à domicile, en sorte que ces dernières ne conféraient pas au domicile la qualité de lieu de travail. 

L’exercice de la requalification demeure complexe et il ne faut pas la tenir pour acquise malgré les évolutions favorables de la jurisprudence.